Solo Shows I Expositions Personnelles

" UN SEUL HÉROS, LE PEUPLE…  MON PÈRE "

Exposition monographique 2012

Galerie du CCA, Paris - France

Photo des Six chefs historiques. Alger, le 24 octobre1954.

Debout, de gauche à droite : Rabah Bitat, MostefaBen Boulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf. assis : Gauche, Krim Belkacem. Droite, Larbi BenM’Hidi.

L’exégèse d’une révolution

Emilie Goudal

 

Né en 1964, à Oran, Mustapha Sedjal est l’un de ces artistes issu de la génération des enfants de l’Indépendance bercés par le récit héroïque et maitrisé du « mythe » fondateur de la révolution algérienne. Formé à l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger et Paris, mais aussi à l’Ecole nationale supérieure des Art décoratifs de la capitale française, Mustapha Sedjal est un artiste de passerelle, de l’entre deux, qui expose depuis la France en Europe et au Maghreb. Aussi, ce n’est qu’à l’occasion du cinquantenaire de la révolution algérienne que le plasticien entame pour la première fois une travail d’introspection au carrefour de l’histoire nationale algérienne et du récit biographique dans une exposition intitulée « Un seul Héros, le peuple … mon père » au Centre culturel algérien de Paris[1].

 

A travers le regard porté sur cette mémoire dans le rétroviseur de l’Histoire, l’artiste produit une installation articulée autour de cinq pièces qui bien plus que d’éclaircir le passé interroge le présent. Pourquoi aujourd’hui ce passé mêlé de l’histoire de l’Algérie et de la France est-il alors convoqué par la démarche artistique de Mustapha Sedjal ?

 

Cette interpénétration entre les schèmes de l’Histoire, de la (M) mémoire et de l’imaginaire est au cœur de questionnement proposé par l’artiste. Ces œuvres viennent ici dénoncer le détournement du collectif au détriment de l’expression individuelle… Deux antagonismes qui semble-t-il savamment équilibrés produiraient la justesse d’une narrativité historique non spoliée.

 

De l’histoire collective à la mémoire individuelle

Pour comprendre la genèse de cette exposition, il faut s’attarder quelque peu sur une image matricielle, fil rouge de cette composition. L’artiste était depuis près de deux ans hanté par une photographie inscrite dans l’histoire collective algérienne ; et c’est bien cette photographie des six déclencheurs de l’Indépendance qui semble avoir provoqué cette démarche du plasticien.  Publié pour la première fois en 1958 dans le journal clandestin El-Moujahid, la photographie des « pères » de la révolution, montre les Six chefs du FLN[2] posant dans un studio de photographe à Alger, le 24 octobre 1954, soit à la veille du déclenchement de l’insurrection. Cet épisode historique est en effet relaté en ces termes par Yves Courrière :

 

« Il [« le petit photographe de l’avenue de la Marne » à Bab-El-Oued] vient sans le savoir de réaliser la première photo historique de la guerre d’Algérie. La seule photo que l’on connaisse réunissant les six chefs historiques du FLN 

(…)

Ils payèrent et sortirent. Chacun rangea soigneusement la photo dans la poche de son veston. Les six hommes étaient silencieux. Arrivés sur la place du Gouvernement ils se séparèrent en se serrant longuement la main… » [3].

 

Ainsi, ces « chefs » sont ici réunit physiquement pour la dernière fois, et se présente face à l’objectif vêtus de costume, et pour la plupart de cravate, visant par leur regard un avenir sur lequel ils ne tarderons pas à interagir. Cette image est troublante et interroge son regardeur. A quoi pensent-ils au seuil du déclenchement d’un évènement politique décisif ? Pourquoi immortaliser cette rencontre et pourquoi une telle mise en scène ? C’est en effet le mystère dégagé par cette vision qui heurte encore aujourd’hui Mustapha Sedjal :

 

« Je suis parti de la photo en tant que document (…) Et je me pose toujours la question : pourquoi cette photo fût prise à la veille du déclenchement ? Pour ce faire connaître ? Pour garder une trace pour les générations futures ?... » [4].

 

L’artiste s’approprie donc cette image résiduelle et la reprend dans une œuvre titrée l’Union Sacrée. Le six visages sont reproduits par le relief d’une lumière éventrant une feuille de papier percée de pointillés qui épousent les contours, cousus de vide, de chacun des portraits, procédé esthétique qui s’inscrit dans la continuité de ses travaux précédents, visible  notamment dans la vidéo De fils en aiguille[5]. Cette lumière diaphane qui perfore ces traits en pointillés suggère à la fois la présence, mais aussi de manière antagonique l’absence de ces figures historiques, dont il est à noter que certaines sont tantôt bannies des livres d’histoire tantôt réhabilitées par le biais de la nouvelle nomination d’une rue d’Alger (comme ce fût notamment le cas de Krim Belkacem). Une reproduction fidèle du banc sur lequel sont assis Krim Belkacem et Larbi Ben M’Hidi est posé face à ces six portraits lumineux encadrés, invitant alors le spectateur à prendre part à la scène, en lui octroyant un espace compris sur l’intersection entre le passé et le présent, invitant à expérimenter l’histoire en tant qu’acteur et témoin.

 

Cette œuvre trouve ainsi une résonnance avec une vidéo attenante intitulée Echo... Cette séquence en noir et blanc opère une synthèse temporelle usant d’une interpénétration des dimensions historique, fictive, mémorielle et cognitive. L’artiste, filmé la nuit dans l’intimité de sa chambre d’hôtel du centre d’Alger en 2011, est percuté par l’écho d’une scène de rencontre entre Larbi Ben-M’Hidi et Ali Lapointe, extraite du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Des hauteurs de cette terrasse, face à cette ville dont l’architecture suffit à évoquer le poids de l’histoire coloniale, le vent semble murmurer la résonance d’un évènement historique retranscrit doublement par la fiction cinématographique et artistique. Mustapha Sedjal se fait alors le témoin (rêveur ?) de cette scène, et mêle ainsi, par un processus de mise en abyme, l’univers fictif et onirique à la véracité du fait historique restitué par l’objectif cinématographique. L’extrait du film choisi illustre le moment où Ali Lapointe pose la nécessité d’une issue politique à l’insurrection armée, et soulève alors un éventail d’interrogation, notamment autour de la frontière mouvante entre lutte armée et terrorisme, la nécessité de la violence comme « déclenchement de l’histoire », l’ambivalence entre solution politique et déclaration de guerre…

Aussi l’évocation du symbole du couffin dans le triptyque photo Moi, les 6 et le couffin, se réfère également à la question du terrorisme. Ces couffins utilisés pendant la guerre pour déposer les bombes du FLN en des lieux stratégiques viennent ici symboliser l’arme de résistance face à la domination coloniale. Cette image de l’arme posé sur le banc du studio photo, contraste avec les deux autres photographies floues montrant l’artiste présentant l’image historique des six chefs et cette photographie du 24 octobre 1954 dont la netteté de la mise au point de l’image semble impossible, métonymie d’une exposition trouble de l’histoire dans le présent.

 

Que cherche ici à nous révéler Mustapha Sedjal si ce n’est l’individualité de ces hommes d’histoire, au tournant de l’évènement et qui ici accolé à l’image de son père caché derrière le rideau, linceul, noir de l’exposition n’est autre qu’un rappel des individualités, d’anonymes et héros de l’histoire qui composent l’essence même du collectif. Car c’est bien en invoquant un des anonymes, mais néanmoins participant actif de l’histoire en train de se faire, que Mustapha Sedjal tente un retour critique sur les rouages d’une mémoire/histoire collective qu’il définit somme toute comme confisquée.

 

Une parabole de cinquante ans… Bilan d’une indépendance usurpée

Ainsi, l’artiste explique sa démarche en ces termes : «  c’est une parabole qui va de cinquante avant le déclenchement de la guerre algérienne, jusqu’à aujourd’hui[6] ».

 

Dés lors, par le truchement de ces œuvres Mustapha Sedjal applique ce que Maurice Halbwachs définissait comme la puissance d’une mémoire créatrice qui  « ne conserve pas le passé, mais (elle) le reconstruit à l'aide des traces matérielles, des rites, des traditions qu'il a laissés, et aussi à l'aide des données psychologiques et sociales récentes, c'est-à-dire avec le présent. » [7] Lorsqu’il détourne le slogan inscrit sur les murs d’Alger au lendemain de l’indépendance « Un seul Héros, le Peuple », l’artiste dénonce la dimension dogmatique d’une politique forgée sur la dissolution de l’individu dans la pensée unique.  En substituant le peuple par « mon père », anonyme de l’histoire, héros de sa mémoire individuel, Mustapha Sedjal incruste son expérience personnelle sur la lecture, la perception, de la mémoire collective, comme une nécessité d’éclaircissement d’un passé détourné par la politique encerclant la société algérienne dans un « enfermement[8] ». Le plasticien illustre ici parfaitement la thèse du sociologue Farid Saadi qui évoque la difficulté d’existence des artistes post-indépendances qui peine à s’extraire du carcan politique définit par la « doxa de "l’art pour l’art" » [9]  annihilant par la voie de l’exclusion - la non-visibilité - tout pluralisme de la création artistique algérienne. Ce phénomène est également décrit justement par Barkhoum Ferhati : « L’art contemporain, considéré comme un art subversif supposé antinomique aux valeurs révolutionnaires, a longtemps été nié et réprouvé pour ce qu’il suggère à l’encontre des politiques. Seul était admis un art répondant, selon l’expression du feu président Boumediene, « aux aspirations des peuples », aspirations définies depuis l’indépendance par les politiques qui s’y sont succédées » [10]

 

L’installation Présence – Absence (2012) abonde en ce sens. Cinq toiles blanches perforées affichent une dualité antinomique non sans conséquence. Trois d’entre elles sont disposées horizontalement sur un tréteau et contrastent avec les deux autres cadres mise en exposition sur les cimaises de la galerie et dont la suture à vide révèle les mots « Présence » et « Absence ». Ces derniers dominent les trois autres mots lacérés, à la manière de Fontana :   « Histoire », « Mémoire » et « Imagination ». L’imagination est retournée, et seul le cartel nous indique sa présence. In fine, l’artiste traite ici plus spécifiquement de la difficulté d’existence  créative face à une certaine « overdose de mémoire et d’histoire » oppressantes et maitrisées, impossible à révéler, à l’image du tiroir impossible à ouvrir ou de ce sac plastique spectral suspendu au dessus la métropole algérienne de la vidéo Séquence. II. En ayant ainsi recours à la référence historique de la guerre d’indépendance Mustapha Sedjal se déleste, par la voie de la réappropriation à rebours, d’un héritage historique non dévalué mais appréhendé au miroir du malaise contemporain. Il fait alors état depuis le Centre culturel algérien à Paris d’une spoliation de l’histoire par le système lourde de conséquence. L’émergence de cette nouvelle thématique qui semblerait être de prime abord une parenthèse  dans son œuvre, est en parfaite continuité avec les sujets et formes esthétiques qu’il a déjà développé dans des  travaux ultérieurs, notamment sur la question de l’exil, le phénomène des Harragas… C’est  finalement cette fois-ci au travers de l’histoire nationale que le plasticien interroge la société contemporaine : la France dans son amnésie et l’Algérie dans l’artifice de l’hypermnésie.

Mustapha Sedjal vient alors s’insérer dans la continuité de travaux précédents d’artistes contemporains qui ont également développé d’autres variations autour du thème de la guerre de libération. Éminemment centré autour de la dimension archivistique, comme les vidéos à dimension documentaire de Zineb Sedira qui collecte le témoignage de sa famille ou dévoile les photographies de Mohammed Kouaci par la parole de sa veuve[11], ou des vidéos d’Ammar Bouras tel que Le Serment qui met en parallèle archives de la violence de la guerre d’indépendance et images de l’actualité sanglante des décennies noires. Aussi retrouve-t-on naturellement Mustapha Sedjal au côté des œuvres de Dalila Dalléas Bouzar et Ammar Bouras, dans l’exposition Amnésia[12], où le plasticien a effectué une performance le 1er décembre 2012 en peignant sur les murs de la galerie le slogan revisité d’« Un seul héros le peuple... mon père ». De facto, ces créateurs, qui en broyant ces archives dans le tamis de l’art, extraient alors l’essence d’une histoire qui en dit long sur notre présent.

 

 

Emilie Goudal

Paris, 2012

 

 

[1] « Un seul Héros, le Peuple… mon père », exposition [dessin / photographie/ Vidéo / Installation], CCA, Paris du 24 octobre au 24 novembre 2012 [2] Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi

[3] Yves Courrière La guerre d’Algérie, 1. Les fils de la Toussaint. Paris: Fayard, 1968, p. 251, 255.

[4] Entretien avec Mustapha Sedjal, novembre 2012, inédit.

[5] De fil en aiguille, vidéo, 2011

[6] Entretien avec Mustapha Sedjal, op.cit.

[7] Maurice Halbwachs [1925], Les cadres sociaux de la mémoire, Bibliothèque de L’Évolution de l’humanité, Paris : Albin Michel, 1994, p. 221.

[8] Entretien avec Mustapha Sedjal, op.cit. ainsi que le texte de l’artiste en date d’octobre 2012.

[9] Voir l’introduction de Farid Saadi du dossier de presse l’exposition, mais également, F. Saadi, « L’auteur de génie et l’artiste créateur en Algérie : modèles importés, renversés, repositionnés puis singularisés »Thèse de doctorat [inédit], Université de Paris VIII, 2011.

[10] Barkahoum Ferhati, « La situation des arts plastiques en Algérie de 1962 à nos jours : entre esthétique universelle et contrôles politiques », in Jocelyne Dakhlia, (dir.), Créations artistiques contemporaines en pays d’Islam. Des arts sous tensions, Paris : éditions Kimé, 2006, p. 323-337, 323.

[11] Citons ici par exemple Retelling Histories… My mother told me (2003) ou Gardiennes d’images (2010).

[12] Exposition  Amnésia, 1er novembre au 23 décembre 2012 à la galerie Karima Celestin, Marseille.


UN SEUL HÉROS, LE PEUPLE… MON PÈRE

SAADI Farid, sociologue de l’art

 

     Principale amorce doctrinale, péremptoire et cathartique de la postindépendance, stigmate impropre au narcissisme, envolée lyrique de la conscience collective, signe d'identification à la communauté des croyants au "socialisme-spécifique", le slogan "UN SEUL HÉROS, LE PEUPLE" inscrit le jour de l’indépendance sur ces réceptacles de l’allocentrisme que furent alors les murs d’Alger La Blanche ou des banderoles de fortune, incarnait l'axiome de l'utopie en marche, mobilisait l'imaginaire social, mettait l'agir de l’Homme nouveau en phase avec la grandeur des humbles, satisfaisait les récalcitrants à la polysémie des cultures régionales, à l’individualisme et, par là même, aux histoires de l’intime. Lestant le citoyen lambda de son vécu et illustrant les vernissages permanents de la compassion révolutionnaire, ce mot d’ordre phare de la décennie soixante confortait les dictats de gardiens du temple rétifs à la transmission patrimoniale, au pluralisme descriptif des valeurs singulières, à la nature multi-ethnique de la société algérienne. Si l’adhésion intégrale à laquelle ils appelleront les années durant désintoxiquait les legs coloniaux, elle fournissait aussi un substitut à la doxa "l'art pour l'art", professait des dispositions généralistes qui déplaçait la pratique picturale non plus sur la personne de l’artiste mais le "Nous militant", la ramenant ainsi sur les rails d'un engagement partisan pour ne pas lui consentir une "sphère intérieure" mais seulement un contrat avec la Masse, laquelle signale justement un ensemble anonyme de sujets, ce Grand public que représentaient la paysannerie et le monde ouvrier ou prolétarien.

Partie intégrante de ce dernier, Abdessalam (le père), a été l’un de ses êtres participatifs que son fils Mustapha SEDJAL remet en temporalité cinquante ans après la Libération puisqu’en remplaçant "LE PEUPLE" par "MON PÈRE", sa pirouette sémantique fait moins un impair qu’un "1-père". Ce sursaut patronymique par lequel le géniteur devient l’autoréférence majeure de l’affirmation du Moi esthétique n’est rien d’autre que le "re-père" généalogique, qu’une invitation à l’autobiographie, qu’une traversée de l’impersonnel au bout de laquelle on entre en relation dialectique avec le registre narratif de l’habitus, avec les battements d’un cœur prononçant non plus le charisme cathartique de l’ "intellectuel collectif" mais bien, et au centre même du séisme public, les fracas des sentiments privés, voire privatifs, rien de moins en fait que la force vivifiante de la filiation et de ses conduites qualifiantes, c’est-à-dire de l’idiosyncrasie.

 

Photo. Marc Riboud. Alger, juillet 1962

 

 

Stipuler que son Père est un Héros pur, ce n’est pas remettre en selle une inflation rhétorique servant à armer la guerre des esprits, à scander les rites bienfaiteurs de la reconnaissance mutuelle ou encore à prophétiser les vertus iconoclastes de stratégies négationnistes, c’est revenir à l’étant le plus sensible, choisir la visibilité intrinsèque de son univers endocentrique contre l’invisibilité de la forme minimale d’être, c’est aller de la mémoire en mémoires, infiltrer les failles du non-dit pour en ressortir les images et voix d’outre-tombe, les référents symboliques balisant les chemins du savoir où l'identité de chacun se compose dans le meilleur du vivre ensemble.

 

 

SAADI Farid, sociologue de l’art

Perpignan, le 13 mai 2012